The monkeys of Watteau
The aim of this study is to examine different possible meanings of the expression “Watteau’s monkeys”. In its literal sense, it leads us to those works of the artist which represent monkeys: to the arabesque entitled The Monkeys of Mars, to the engraving called Amour mal accompagné and to his two paintings in which monkey artists can be found. In a more abstract and theoretical sense, this expression is related – in a pejorative way – to artistic imitation: it may refer to Watteau’s epigones, who made an attempt to create fête galante paintings in the manner of the artist. These two meanings intertwine in the symbolism traditionally attached to the figure of the monkey, the animal which has a reputation for being an excellent imitator, as the proverb ars simia naturae puts it, art is the monkey of nature.

Keywords: monkey, imitation, “fête galante”, arabesque, Watteau

Parmi les animaux qui apparaissent sur les tableaux de Watteau, pourquoi examiner le singe et non pas le chat ou le chien si les œuvres du peintre qui mettent en scène ce dernier sont bien plus nombreuses ? On pourrait également se pencher, à propos de l’imagerie de Watteau, sur quelques animaux plus rares, telle la marmotte, qui ne fait certainement pas partie du bestiaire rococo, mais renvoie à la tradition des musiciens ambulants savoyards qui avaient l’habitude d’animer leur spectacle par des marmottes qu’ils faisaient danser[1]. Si le singe n’est donc pas l’animal le plus fréquent dans l’univers pictural de Watteau, à cause de son exotisme, il marque le bestiaire rococo où il surgit de manière pertinente sur les images et les objets de décoration. Il confère aux tableaux un sens ironique, voire satirique car il ridiculise certains actions ou comportements humains tenus pour méprisables. Mais la figure du singe renvoie également, à un niveau plus abstrait, aux théories de l’imitation. Ce n’est guère un hasard qu’au cours du XVIIIe siècle, c’est cet animal qui a donné naissance à un genre pictural bien spécifiquement français appelé singerie.

Notre article vise à examiner les différentes interprétations de l’expression « les singes de Watteau » qui peut se lire au moins de deux façons. D’une part, dans un sens concret, elle fait allusion aux compositions du peintre qui mettent en scène des singes : à son arabesque Les Singes de Mars, mais aussi à l’Amour mal accompagné et à ses deux tableaux représentant des singes artistes. D’autre part, cette formule peut également prendre un sens théorique et se rapporter à l’imitation artistique. Elle désigne alors les épigones de Watteau, ses « mauvais imitateurs » qui ont essayé de créer des fêtes galantes dans la manière de l’artiste, mais à qui manquait le génie de celui-ci. Nous tâcherons de montrer comment ces deux sens se rejoignent dans la symbolique liée à la figure du singe, réputé comme animal par excellence imitateur, qu’exprime à merveille l’adage ars simia naturæ, l’art est le singe de la nature.

Les singeries de Watteau : arabesques et singes artistes

Afin d’illustrer les œuvres du peintre qui mettent en scène des singes, nous évoquerons quatre compositions de Watteau, tout en laissant de côté les peintures de plafond probablement exécutées avec sa collaboration, comme celle de l’hôtel de Nointel à Paris où des singes, vêtus en comédiens italiens, seringuent des perroquets encagés[2]. Ces quatre peintures sont bien différentes tant par leur sujet que par la manière dont l’artiste les a traitées. Puisque les œuvres du peintre sont en général difficiles à dater, au lieu d’une présentation chronologique incertaine, nous les aborderons à l’aide d’un fil thématique, susceptible de conduire aux théories artistiques et au sens métaphorique de l’expression « singes de Watteau ».

L’apparition des singes est la plus flagrante et aussi la plus étrange sur l’Amour mal accompagné, tableau perdu dont il n’existe que la version gravée par Pierre Dupin[3]. Le titre de l’œuvre, qui contient une allusion musicale, est équivoque : l’expression « mal accompagné » peut renvoyer à la dissonance de la musique jouée de la cornemuse par le grand singe nu, assis au pied de la statue. À part la cornemuse, le violon posé par terre à côté de ce singe peut expliquer que le tableau a d’abord été connu (et vendu en 1744) sous un autre titre, celui d’Un concert. Quant au genre de l’image, on ne peut pas décider avec certitude s’il agit d’une scène de genre ou bien d’une allégorie satirique. Plusieurs types d’éléments, provenant de différents genres et registres se mélangent en effet sur cette image. Si elle est peu appréciée par les historiens de l’art, c’est à cause de son aspect général invraisemblable et de sa composition moins harmonieuse que les œuvres plus tardives du peintre[4]. De fait, à part le grand singe musicien, l’autre animal, le bouc sur le premier plan ajoute également au sentiment de discordance. La juxtaposition de ces deux scènes qui paraissent disparates – celle aux trois singes ainsi que celle aux cinq enfants et au bouc – ne fait qu’embrouiller le sens de la composition.

04.1

 

Quelles fonctions peut-on attribuer aux trois singes qui surgissent sur l’image ? Pour pouvoir interpréter la gravure de Dupin exécutée d’après le tableau disparu de Watteau, nous trouvons utile de prendre en considération aussi la légende qui figure en bas de l’image. Le premier quatrain éclaire sinon le sens de la composition, tout au moins la manière de la regarder au XVIIIe siècle :

Par ces Singes remplis de ruse & d’artifice
On peut sans doute, Amour, designer la malice :
Ce Bouc sert de symbole à ta lascive ardeur ;
Et de tels attributs ne te font point d’honneur.

Même si cette légende n’est très probablement qu’un cliché composé par quelque poète obscur – et n’ayant alors que peu de rapport direct à l’œuvre de Watteau –, elle souligne le lien entre les animaux sur l’image et le thème de l’amour. Les singes malicieux font allusion au côté espiègle de ce sentiment alors que le bouc symbolise le désir sexuel brutal. À part les animaux, les attributs suggèrent aussi une lecture érotique de l’image, tel le buste d’une satyresse que le petit singe, exécutant un pas de danse, décore avec une guirlande. C’est toutefois la troisième figure simiesque, portant un costume de Pierrot et affichant un regard détaché, qui semble la plus étrange et à la fois la plus inquiétante. Ce singe est séparé des autres figures, humaines ou animales : il ne participe pas aux « ruses et artifices » de ses compagnons singes mais paraît observer la scène avec le bouc et les enfants. Le vêtement et, surtout, l’attitude d’éloignement de ce singe costumé évoquent au spectateur la grande figure solitaire de Pierrot au Louvre, qui lui est postérieure d’une dizaine d’années[5]. Ce que le singe-comédien regarde est la parodie d’une allégorie antique, réinterprétée par Watteau d’une manière ludique : les enfants tentent d’inciter à danser le bouc au son de la musique jouée de la cornemuse par le grand singe[6]. Le sens symbolique traditionnellement attribué à la figure du singe est la lubricité, mais le singe-Pierrot ne renoue guère avec cette connotation : tout se passe comme si, paradoxalement, c’était lui qui observait, depuis le parterre, la scène se déroulant devant son regard indifférent[7]. On devrait toutefois se garder de tenir l’isolement de ce singe – comme le faisaient souvent les historiens de l’art influencés par la tradition romantique – pour mélancolique car ce serait aller à l’encontre du mode d’interprétation du XVIIIe siècle où les spectateurs voyaient avant tout de l’humour dans de telles scènes.

D’après la gravure de Dupin – qui rend compte de la disposition des éléments du tableau perdu de Watteau –, il est possible de considérer le mouvement ondoyant dessiné par les figures comme une arabesque, conçue au sens large du terme. Le mot « arabesque » désigne une œuvre ornementale qui se compose de l’entrelacement capricieux des lignes. Il faut pourtant préciser que sur les arabesques au sens strict du terme, uniquement des motifs non figuratifs ou végétaux pouvaient apparaître. Si elles contiennent aussi des figures humaines ou animales, l’œuvre est alors plus proche du grotesque[8]. Les compositions françaises des XVIIe et XVIIIe siècles appelées « arabesques » s’inspirent en effet des grotesques de la Renaissance qui permettaient aussi la présence des formes figuratives[9]. Sur les arabesques renouvelées au XVIIe siècle par le dessinateur et ornemaniste Jean Berain, les figures sont encadrées par une scène galante. L’art de Berain annonce à bien des égards le style ornemental des arabesques du XVIIIe siècle qui comportent souvent des animaux[10]. Parmi les quelques arabesques de Watteau qui nous sont parvenues – puisqu’il s’agissait souvent des décorations murales ou des peintures de plafond, donc des créations éphémères qui sont disparues avec leur support –, nous analyserons la gravure de Jean Moyreau intitulée Les Singes de Mars, exécutée d’après un panneau aujourd’hui perdu de Watteau[11].

04.2

Cette arabesque est à la fois une singerie et atteste alors – avec les chinoiseries et les turqueries – la vogue de l’exotisme ayant marqué le goût français de l’époque de Louis XV[12]. À part le mouvement serpentant déjà évoqué, l’arabesque se caractérise par le principe d’hybridation et la présence simultanée de plusieurs scènes, mais qui s’organisent autour d’un thème central : sur Les Singes de Mars, c’est le sujet de la guerre. Existe-t-il une histoire quelconque sur l’image que l’on peut raconter ? De fait, à cause de la « stratégie disjonctive[13] » propre à l’arabesque, l’image ne se prête que difficilement à la narration. La plupart des attributs, dont la figure équestre sur le bas-relief au-dessous de Mars, renvoient à la guerre. Malgré son arme et sa cuirasse, le dieu de la guerre ne semble pourtant guère austère. La présence des singes susceptibles de prêter un aspect comique à l’image renforce cette impression. Inspirés du théâtre de la Foire (dont Watteau était amateur), ils portent des vêtements humains et s’amusent à mettre en marche les pièces d’artillerie : ils imitent, sur un registre ludique, les actions de la guerre et paraissent se moquer de Mars trônant sur son char[14]. Si la source de ce type de représentation ironique – ou parfois satirique – remonte à la peinture flamande du XVIIe siècle, dans les singeries de Watteau, la lourdeur des scènes flamandes se dissout en des décors aériens et capricieux[15]. Le spectateur perçoit les bombes fumantes aux coins supérieurs de la composition comme des éléments purement décoratifs. Le sentiment d’apesanteur propre aux arabesques se manifeste sur l’image par des suspensions invraisemblables : les colonnes sont par exemple appuyées par un ornement léger sur lequel grimpent les singes.

Par les contorsions de ses mouvements et sa queue qui se tortille, la figure du singe ressemble elle-même à une arabesque vivante. Cependant, d’autres animaux emblématiques surgissent également sur Les Singes de Mars, tels le lion symbolisant la vaillance ou les deux oiseaux aux pieds de Mars dont l’un étend et l’autre rabaisse ses ailes, faisant allusion au dénouement douteux de la guerre. Au-delà de l’intention parodique[16], le rôle des singes sur l’image n’est guère évident : en se moquant de Mars, rappelleraient-ils la vanité de toute action guerrière ? Le charme des arabesques réside entre autres dans le fait qu’elles offrent simultanément plusieurs possibilités de lecture dont nous insisterons sur celle qui a rapport à l’imitation artistique.

Le singe peut notamment parodier non seulement des actions humaines mais aussi certains métiers ou professions. Il est en effet peu frappant de voir que pour sa ressemblance physique à l’homme, parmi les animaux, c’est le singe qui se laisse le plus facilement humaniser. Les peintres de toute époque avaient une prédilection pour la représentation du motif du singe artiste qui leur permettait d’adopter une attitude critique à l’égard de l’imitation artistique. Watteau a exécuté deux tableaux mettant en scène des singes artistes, ceux d’un singe peintre et d’un singe sculpteur dont seulement le second est parvenu jusqu’à nous car le premier est perdu : il est connu par la gravure de Louis Desplaces[17]. Ces tableaux s’inspirent visiblement de l’art flamand : le Singe peintre et le Singe sculpteur de David Teniers le Jeune leur ont probablement servi de modèle[18]. En dépit de la ressemblance, surtout en ce qui concerne les singes sculpteurs de Teniers et de Watteau, ils diffèrent pourtant sensiblement : dans le cas des singes de Watteau, l’intention parodique est estompée au profit d’une visée décorative.

04.304.4Bien que ces deux images de singes artistes suggèrent l’identification de l’artiste au singe, nous aimerions souligner plutôt leurs dissemblances[19]. Alors que le singe sculpteur, ayant un regard vif et des gestes pathétiques, travaille à un buste de femme, le singe peintre est méditatif : avec son regard plongé dans le vide, il semble réfléchir un moment avant de prendre le pinceau. S’agirait-il ici d’une allusion de la part du peintre Watteau à l’opposition traditionnelle de la sculpture, tenue pour un art manuel, et de la peinture qui est conçue, à l’instar des théoriciens de l’art de la Renaissance, comme une cosa mentale, donc une activité qui requiert de la réflexion ? Les images des singes artistes exprimeraient-elles une attitude critique envers les peintres et les sculpteurs qui ne font que copier soit les œuvres antiques, soit les œuvres d’autrui ? Ou bien devrait-on concevoir ces tableaux comme un geste autocritique vertigineux de Watteau s’identifiant au singe peintre et une allusion subtile à la vanité de toute activité artistique ?

Toutes ces interprétations sont également possibles, auxquelles on pourrait encore ajouter bien d’autres. Sur un niveau plus abstrait et métaphorique, ces deux gravures renvoient en effet au rapport délicat de l’art et de l’imitation auquel tout artiste se voit, d’une façon ou d’une autre, confronté. Les quatrains qui figurent dans les légendes des images ne font que renforcer cette interprétation qui pouvait être aussi celle des contemporains du peintre. Nous ne citons ici que deux lignes tirées de la légende de La Sculpture : « On ne peut estre bon Sculpteur / Qu’en se faisant Singe de la Nature ». Ces lignes évoquent explicitement l’adage selon lequel l’art est le singe de la nature (ars simia naturæ). C’est en rapport avec l’art de Watteau et de ses imitateurs que nous interrogerons cette formule.

Les « mauvais singes » de l’imitation et le singe de la nature

La question de l’imitation artistique faisait l’objet des débats théoriques depuis l’Antiquité jusqu’au XVIIIe siècle et même au-delà. Sans vouloir entrer dans le détail de ces débats, souvent assez vifs, nous allons nous concentrer sur le contexte concernant l’art de Watteau. Cet artiste a été généralement tenu pour « inimitable » par ses contemporains pour sa manière d’exécution, sa touche singulière qui était aussi à l’origine de fausses attributions : le Singe antiquaire de Chardin a été par exemple autrefois attribué à Watteau[20].

Les écrivains d’art français de la première moitié du XVIIIe siècle ont souvent souligné la « manière inimitable » du peintre. À leur opinion, il est fort difficile, voire périlleux de vouloir imiter cette manière car de telles tentatives ne peuvent donner lieu qu’à des copies d’une piètre qualité. Le premier critique d’art au sens moderne du terme, La Font de Saint-Yenne évoque le nom de Watteau dans ses propos condamnant les imitateurs du portraitiste La Tour, peintre qui avait mis à la mode la technique du pastel :

Je viens aux Pastels, espèce de Peinture excessivement à la mode, et à laquelle le Sieur La Tour a donné une vogue et un crédit qui semble ne pouvoir pas augmenter […] Il est vrai qu’il a fait une foule de misérables imitateurs. Tout le monde a mis ses crayons de couleur à la main : il en a de même chez nous de tout ce qui est de mode, le Public l’adopte avec fureur. Combien l’inimitable Watteau a fait de mauvais singes dans son temps[21] !

Concernant l’analogie que La Font établit entre Watteau et La Tour, nous voudrions insister sur l’expression « mauvais singes ». Déjà le terme « singe » est en général dépréciatif dans le contexte artistique, mais l’adjectif « mauvais » qui y est ajouté ne le rend qu’encore plus péjoratif. Cette expression, allant de pair avec celle de « misérables imitateurs » qui figure dans son contexte, renvoie à l’impossibilité de l’imitation de la manière des peintres de génie. Il faut cependant préciser que l’adjectif « inimitable » est un lieu commun dans le discours artistique du XVIIIe siècle que l’on retrouve également dans les textes traitant d’autres peintres éminents comme Chardin[22]. À propos de Watteau, cette formule a été mise en vogue par le peintre italien Rosalba Carriera évoquant « l’inimitable monsieur Vato, génie singulier[23] ». Elle contient sans doute de l’exagération (elle est en effet une hyperbole), mais se rapporte tout à fait clairement à la manière originale du peintre. Celle-ci ne s’imite pas parce qu’elle relève de la touche du peintre : elle est le résultat de sa façon personnelle de percevoir la nature.

Mais peut-on connaître l’identité des peintres visés par la formule « mauvais singes » de Watteau dans la citation de La Font ? Ni le critique d’art, ni les biographes de l’époque de l’artiste n’y fournissent de réponse explicite, excepté le peintre et théoricien Michel-François Dandré-Bardon. Dans la notice consacrée à Watteau de son Catalogue des artistes les plus fameux de l’École française, il insiste sur l’originalité du peintre qui « s’étoit frayé une route nouvelle dans laquelle ses imitateurs n’ont pu l’atteindre. II a surpassé son Maître ; ses plus dignes Eleves ne l’ont suivi que de loin[24]. » Comme il s’ensuit du contexte de la citation, la « route nouvelle » se rapporte au « genre trop séducteur » de Watteau, celui des « fêtes galantes », même si Dandré-Bardon, à l’instar de ses contemporains, n’utilise pas cette expression pour désigner le genre sous lequel seront rangés plus tard la plupart des tableaux du peintre[25]. Si ce genre se prête à l’imitation, il en va autrement pour la manière de Watteau car même les disciples les plus talentueux du peintre y ont généralement échoué. C’est dans sa note ajoutée au passage cité que Dandré-Bardon fournit des précisions : par le maître de Watteau, il entend Claude Gillot et, par ses disciples, Nicolas Lancret et Jean-Baptiste Pater. Malgré leur « agréable pinceau », leur talent ne se mesure pourtant pas à celui de Watteau qui a su mettre « dans ses ouvrages plus de finesse, plus de vérité, plus de grâce, plus de force que son Maître » et, quant à ses disciples, leurs productions sont à tout point de vue inférieures à celles de Watteau[26]. Tout se passe comme si Dandré-Bardon tâchait de déterminer en quelque sorte les « ingrédients » du caractère inimitable de l’art du peintre. En rapport avec l’imitation, il ne mentionne pourtant nulle part le terme de « singe ».

Il nous semble que dans la citation de La Font, l’expression « mauvais singes » désigne les disciples de Watteau, ses épigones (tels Lancret ou Pater) qui ont tâché de créer des fêtes galantes dans le goût de Watteau. Mais quels sont les rôles que tient le singe dans l’histoire de l’imitation artistique ? À côté des « mauvais singes », des imitateurs sans talent, existe-t-il aussi de « bons singes » ? Il est en effet peu frappant de voir qu’une telle expression ne figure pas dans le discours artistique. De fait, depuis l’Antiquité, la formule « singe de la nature » est en général négativement connotée : elle renvoie à l’artiste qui copie servilement la nature, sans pouvoir ou vouloir la comprendre, ou bien à celui dont l’imitation est d’une qualité médiocre. Cependant, à partir de l’époque de la Renaissance, cette expression peut également revêtir un sens positif. L’humaniste florentin Filippo Villani a été le premier à le doter d’un accent élogieux, pour désigner les peintres aptes à créer des œuvres qui peuvent rivaliser avec les productions de la nature[27]. Si l’on considère donc le double sens de la formule, le « bon singe » de la nature serait un imitateur habile, susceptible d’offrir l’illusion de la vie alors que le « mauvais singe » n’est qu’un simple copiste de la réalité visible, incapable de la sublimer[28].

Dans le bestiaire pictural, le singe tient sans doute une place toute particulière. De par sa ressemblance inquiétante à l’homme, il est en quelque sorte son image déformée, voire caricaturale. C’est ce sentiment ambivalent, à la fois comique et angoissant, qui se reflète dans les tableaux de singes où cet animal porte des vêtements humains et imite les gestes, les actions ou les professions de l’homme tout en les ridiculisant. Dans la peinture française du rococo, les fonctions du singe sont bien multiples. Les exemples iconographiques puisés dans l’art de Watteau ont révélé que cet animal était souvent un élément décoratif sur les arabesques, mais qui se voyait doté d’un sens moral lorsqu’il parodiait l’action guerrière ou encore le théâtre et les arts.

Du point de vue de la théorie artistique, le principe de toute peinture illusionniste repose sur l’imitation. Mais au-delà de la capacité d’imitation dont, parmi tous les animaux, le singe est le plus doué, cet animal offre un mode de réflexion bien singulier. Celui-ci s’accomplit sur un ton ironique, même si une nuance d’amertume s’y mêle : il rappelle aux humains leurs faiblesses et l’aspect risible de leurs activités que ceux-ci ont l’habitude de prendre au sérieux. Il nous semble pourtant que l’intérêt majeur des représentations du singe réside dans le fait que cet animal invite le spectateur à changer sa perception habituelle du monde, à le considérer non pas uniquement du point de vue anthropomorphe, mais aussi d’un aspect zoomorphe. Dès lors, la figure du singe ouvre des perspectives susceptibles d’offrir des implications philosophiques et de montrer que les notions, à l’aide desquelles nous représentons le monde sont anthropomorphes, bien que le monde ne le soit pas nécessairement. Il n’est guère évident que les animaux le voient de la même manière que nous autres humains. En attirant l’attention sur l’écart qui existe entre les représentations anthropomorphe et zoomorphe du monde, les œuvres de Watteau incitent à relativiser notre regard porté sur le monde et aussi sur l’art.

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[1])  Cf. Jean-Antoine Watteau : Le Savoyard et sa marmotte. 1716. Saint-Pétersbourg : Musée de l’Ermitage.
[2])  Voir Inizan, C. : Découverte à Paris d’un plafond peint à décor de singeries attribué à Claude III Audran, Antoine Watteau et Nicolas Lancret. In In Situ [en ligne], 2011, vol. 16. URL : http://insitu.revues.org/805 [Consulté le 16/05/2017].
[3])  Pierre Dupin, gravure d’après Jean-Antoine Watteau : Amour mal accompagné. Avant 1744.
[4])  Le tableau doit dater du temps où Watteau travaillait dans l’atelier de son premier véritable maître, le décorateur Claude Gillot, qui a transmis au jeune peintre le goût des sujets de théâtre. Voir CROW, Th. : La peinture et son public à Paris au XVIIIe siècle. Paris : Macula, 2000, p. 75.
[5])  Jean-Antoine Watteau : Pierrot. 1718. Paris : Louvre.
[6])  CROW, Th. : La peinture et son public à Paris au XVIIIe siècle. Paris : Macula, 2000, p. 75.
[7])  Ce troisième singe peut être aussi interprété comme la personnification de l’attitude critique à l’égard de l’amour lascif qui fait négliger la musique et les arts. Voir SEERVELD, C. : Telltale Statues in Watteau’s Painting. In Eighteenth-century Studies, 1980, vol. 14, n°2, pp. 14-16.
[8])  SOURIAU, É. : Article « Arabesque ». In Souriau, É. (éd.) : Vocabulaire d’esthétique. Paris : Quadrige/PUF, 2004, p. 152.
[9])  Voir CHASTEL, A. : La grottesque. Essai sur l’ornement sans nom. Paris : Le Promeneur, 1988.
[10])  Les ornemanistes français du temps de Watteau (tels Jean III Audran ou Christophe Huet) transforment les motifs de Berain de la sorte que l’érotisme ouvert y devient plus léger et plus raffiné. Au sujet de l’érotisme qui apparaît également dans les récits galants de la première moitié du XVIIIe siècle voir TUREKOVÁ, A. : Entre féerie et libertinage : le monde étrange dans Angola de La Morlière. In Romanica Olomoucensia, 2012, vol. 24 (suppl.), pp. 127-134.
[11])  Jean Moyreau, gravure d’après Jean-Antoine Watteau : Les Singes de Mars. 1729.
[12])  Cf. les singeries de Christophe Huet au musée Condé à Chantilly, autrefois attribuées à Watteau. Huet est l’auteur de la Petite Singerie (1735), et probablement aussi celui de la Grande Singerie (1737) de Chantilly. Voir à ce sujet Garnier-Pelle, N. – Forray-Carlier, A. – Anselm, M.-C. : Singeries et exotisme chez Christophe Huet. Saint-Rémy-en-l’Eau : Éditions d’art Monelle Hayot, 2010.
[13])  L’expression est de Thomas Crow. Voir CROW, Th. : La peinture et son public à Paris au XVIIIe siècle. Paris : Macula, 2000 p. 75.
[14])  Selon certaines interprétations que nous trouvons un peu poussées, ces singes belliqueux servent à exprimer le désenchantement à cause des guerres ruineuses menées par le Roi Soleil. Voir CROW, Th. : Op. cit., p. 74.
[15])  MULLIER, S. : Un singe à Cythère : Verlaine et la fête galante. In Études françaises (« La corde bouffonne. De Banville à Apollinaire »), 2015, vol. 51, n°3, p. 60.
[16])  Il est possible de voir une intention parodique semblable, entre autres, chez les personnages conçus par les romanciers naturalistes influencés par l’idée du déterminisme : ils sont assimilés à des « machines animalières ». Voir à ce propos Voldřichová Beránková, E. : Un naturalisme symboliste ? Émile Zola comme critique littéraire. In Voldřichová Beránková, E. – Grauová, S. (éd.) : Dusk and Dawn. Literature between two centuries. Praha : Faculty of Arts, Charles University, 2017, p. 227.
[17])  Jean-Antoine Watteau : La Sculpture. Vers 1710. Orléans, Musée des Beaux-arts. Louis Desplaces, gravures d’après La Sculpture et La Peinture de Jean-Antoine Watteau.
[18])  David Teniers le Jeune : Singe peintre et Singe sculpteur. Vers 1660. Madrid : El Prado.
[19])  Marret, B. : Portraits de l’artiste en singe. Les Singeries dans la peinture. Paris : Somogy, 2001, p. 63.
[20])  Jean-Siméon Chardin : Le Singe antiquaire. 1740. Chartres : Musée des Beaux-arts.
[21])  LA FONT DE SAINT-YENNE, É. : Réflexions sur quelques causes de l’état présent de la peinture en France (1747). In JOLLET, É. (éd.) : Œuvre critique. Paris : ENSB-A, 2001, p. 82.
[22])  Cf. par exemple LA PORTE, J. de : Observations d’une société d’amateurs sur les tableaux exposés au Salon cette année 1761. Paris : Duchesne, 1761 (Coll. Deloynes, t. 7, pièce 94), p. 12.
[23])  Cf. sa lettre non datée qui a été adressée (vers 1727-28) à l’ami du peintre, Jean de Jullienne. Cité par JOULIE, F. : Antoine Watteau vu par les artistes et les amateurs d’art de son temps. In Barbafieri, C. – RAUSEO, C. (éd.) : Watteau au confluent des arts (CD-ROM). Valenciennes : PUV, 2009, p. 119.
[24])  DANDRÉ-BARDON, M.-F. : Traité de peinture (1765), t. II. Genève : Minkoff, 1972, p. 149.
[25])  L’expression « fête galante » pour désigner le genre de Watteau et de ses suiveurs est en effet peu courante dans le discours artistique avant la fin du XVIIIe siècle. Voir à ce sujet EIDELBERG, M. : Watteau, peintre de fêtes galantes. In Watteau et la fête galante. Paris : RMN, 2004, pp. 17-27.
[26])  DANDRÉ-BARDON, M.-F. : Op. cit., p. 149.
[27])  ARASSE, D. : Le détail. Pour une histoire rapprochée de la peinture. Paris : Flammarion, 1996, p. 126.
[28])  À l’époque de Watteau, le singe fait allusion non seulement à la copie servile de la nature, mais dans un contexte plus général, il renvoie aussi à la sottise humaine. Voir à ce sujet Weisgerber, J. : Les Masques fragiles. Esthétiques et formes de la littérature rococo. Lausanne : L’Âge de l’Homme, 1991, p. 115.

Katalin Bartha-Kovács
Université de Szeged
Faculté des Lettres
Département d’Études Françaises
Egyetem u. 2, 6722 Szeged