NIETZSCHE, LES VACHES

Nietzsche, the cows
The animal is the point living on tension where from leaves for Nietzsche the question: which is this “not yet fixed animal”, this “tense rope between the superman and the animal”, in brief man? Cows are at the same time the animals of the damaged link of the man in the animality by the memory (man, an animal which can promise); and those of a link compromised by the human being in his animality by the ruminante thought. So, cows are not the stuffed specimens of a bestiary but the question at the same time of the animality of man and the demarcation of man and animal.

Keywords: Nietzsche, monism, memory, oblivion, rumination, gift

À coup sûr la qualification de moniste satisfera celui qui tient à classer la philosophie de Nietzsche dans un ensemble déjà constitué, satisfaction légitime à condition de comprendre ce monisme comme l’effort de surmonter le dualisme.[1] Toute l’entreprise de Nietzsche tend à disperser les illusions que résume la croyance (dont participe la philosophie) en la dimension substantielle de quelque chose comme l’âme ou l’esprit. Une seule réalité, le corps, le corps vivant. Tout ce qu’on attribue à l’autre « substance », connaître, penser, imaginer – et qu’on ne peut nier – doit être rapporté au corps[2]. Le monisme de Nietzsche est un monisme corporel dont l’affirmation se dresse non seulement contre toute philosophie dualiste mais aussi contre la croyance commune en une exception dans le continuum vivant, l’être humain ; exception car rationnel, sapiens, parlant, conscient, etc. Le dualisme commun est une illusion bien réelle, un ensemble de forces qui affaiblissent la vie et la volonté de puissance et qui se manifestent par l’indifférence de la connaissance à la vie. Et cette indifférence accompagne l’idée qu’il y a un plaisir de la connaissance, plaisir solitaire d’une connaissance anthropomorphique.

Toutefois la volonté moniste ne réclame aucune contrition humaine vis-à-vis des autres vivants. Ce n’est pas en reniant toutes les distances entre l’humain et l’animal que Nietzsche pense, d’autant que, défi à la connaissance anthropomorphique : « il n’y a pas d’hommes, car il n’y a jamais eu de premier homme, ainsi raisonnent les animaux[3] ». Quelque chose de l’animal finit en l’homme, quelque chose d’humain commence en l’animal. Le commencement détermine-t-il un seuil radical ? D’où la question : où cesse l’animal ? où commence l’homme[4] ?

L’incroyable mobilité des hommes dans le grand désert de la terre, les villes et les Etats qu’ils fondent, les guerres qu’ils soutiennent, leur hâte incessante d’amasser et de dissiper, leur cohue, leur façon d’apprendre les uns des autres, de se tromper et de se piétiner mutuellement, leurs cris de détresse, leurs clameurs de victoire, tout cela est un prolongement de leur animalité[5]

Nous sommes encore des animaux en ce que nous avons peur d’être nous-mêmes, peur de nous poser la question qui sommes-nous ? En ce que nous nous divertissons, en ce que nous rêvons la réalité, en ce que nous nous racontons des histoires.

Il ne s’agit donc pas de répondre à la question (où cesse l’animal ? où commence l’homme ?) par les seuls outils de la science évolutionniste, car l’essentiel n’est pas dans les différences spécifiques comprises du point de vue d’une animalité prolongée, il est dans une certaine relation à la vie. Est-ce d’ailleurs une bonne question si l’on comprend le commencement de l’homme comme la fin de l’animal, si l’on comprend ce commencement comme une origine[6].  Ce n’est pas la parole, ce n’est pas la raison, ce n’est pas la culture ni la conscience qui font émerger l’homme de l’animal[7].

Comment les « hommes réfléchis » voient-ils les animaux ? Quel état d’esprit, quelle perspective, la vision des animaux révèle-t-elle dans l’œuvre de Nietzsche ? Ainsi dans Les Considérations inactuelles le regard sur l’animal est empreint d’esprit de vengeance[8], affecté de pitié et d’envie.

Qu’est-ce qu’un animal pour ces yeux-là, sinon un être dont la persévérance à vivre constitue en soi un accomplissement, même si cette persévérance n’a aucun sens et même si elle s’accomplit au prix de terribles souffrances, persévérance pitoyable, car la souffrance, pour ces yeux-là, ne peut être qu’un prix à payer.

Un animal tient à la vie sans autre ambition que vivre, un animal vit sans savoir qu’il subit un châtiment (pense l’homme envieux et plein de pitié), sans savoir de quoi il est puni (pense l’esprit de vengeance), un animal cherche ce châtiment, vivre, comme on cherche un bonheur. C’est ainsi que l’être humain, affecté de l’esprit de vengeance, qui ne conçoit la souffrance que comme le prix à payer d’une faute, voit la vie animale. Quand il n’en a pas pitié, il envie ce qu’il imagine être le bonheur animal, cette capacité de faire toujours la même chose sans en avoir assez.

Tendre au monisme, et à ce monisme corporel, implique une relation essentielle et problématique à l’animal.

Trois sentences nietzschéennes expriment le problème de cette relation. La première : l’homme est une corde entre bête et surhomme tendue – une corde sur un abîme. Une corde, comme la corde du funambule, tirée entre la bête et le surhomme, un seul à la fois peut y passer. Mais qu’est-ce qui assure la tension de la corde ? Certes à une extrémité, il y a la bête, il est possible d’y attacher la corde, mais comment la tendre si l’autre extrémité, le surhomme, est une visée ? D’où la seconde sentence : l’homme est ce qui doit être surmonté. Surmonter c’est-à-dire problématiser ou encore constituer des obstacles qui sont du même coup des moyens de les franchir dans un espace où, sans eux, l’illusion trace des voies royales vers le cul de sac du sommeil. Aveugles dans le désert, nous avons besoin d’obstacles pour avancer. Se découvrir comme corde ou pont, pont jeté entre l’animal et le surhomme, l’homme se surmontant, chez Nietzsche, c’est cela l’essentiel, pour nous autres humains, nous sommes ce qui doit être surmonté. Enfin, l’homme est un animal non encore fixé, autant dire qu’il ne cesse de commencer à être homme et, dans ses commencements, ne cesse d’entretenir des relations avec ce d’où il commence, l’animal. L’homme n’est pas séparé de l’animal par une origine, nulle origine ne délimite, ne démarque l’homme de l’animal.

Rive opposée, l’animal est présent, par la corde on s’en éloigne mais, à chaque point de la corde dont il assure, pour partie, la tension, il reste présent.

Il y a de nombreux animaux dans les textes de Nietzsche, les plus célèbres sont ceux de Zarathoustra : l’aigle et le serpent ; ou encore l’âne qui danse, les mouches de la place publique, le lion ou le chameau. Il est cependant une espèce qui peuple, plus que les autres, l’œuvre de Nietzsche, non seulement par sa fréquence mais aussi par sa diversité : les vaches. En quoi les vaches peuvent-elles donner vie (plus que matière) à ce qu’il faudrait surmonter ? À quels problèmes spécifiques leur présence est-elle liée ? La corde tendue entre, mettons, le singe et le surhomme, entre les mouches et le surhomme est-ce la même que celle entre les vaches et le surhomme ?

Les vaches sont au pluriel, dans les textes de Nietzsche, en troupeau, toujours ou presque, à l’exception de la vache Tribulation ou Chagrin dont à présent on boit le doux lait[9]. Elles sont multiples, différentes, bariolées, multicolores, comme le nom de la ville où arrive Zarathoustra, « Vache multicolore[10], ou la vache pie, bunte, colorée, bariolée, de toutes les couleurs » dit l’allemand, toutes les couleurs que peuvent avoir en même temps les vaches.

Les vaches sont présentes dans les textes de Nietzsche selon deux lignes de force, deux directions. La première offre à l’être humain, à son regard plein d’un esprit de vengeance, c’est-à-dire plein du ressentiment de la volonté contre le temps, le spectacle d’un animal qui n’a pas perdu sa capacité, sa force, sa puissance d’oubli et qui, bien plus, offre à l’être humain la vision que l’oubli est une force. La seconde offre à l’être humain ce qu’on pourrait appeler avec Deleuze une image de la pensée ou plus généralement une image de certaines activités de l’esprit (penser, lire), la rumination, un concept stomacal de l’esprit[11].

La seconde partie des Considérations inactuelles, la mémoire et l’oubli

En quoi être un être historique, un être dont la vie est aussi vie de savoir, vit-il une vie intensifiée, stimulée par la connaissance historique ? Par rapport à la vie, il n’y a pas de neutralité ou d’indifférence, la connaissance est soit une utilité soit un inconvénient.

Question que Nietzsche pose dans la deuxième partie des Considérations inactuelles parue en 1874 : l’histoire est-elle utile ou nuisible à la vie ? Cette question n’est pas abstraite, elle est diététique, la santé s’y joue. Il y a un excès contemporain de connaissance historique, un excès historiciste. Quel sens donner à la vie en un temps de connaissance historique excessive et néanmoins louée par ce temps comme une vertu ?

Cette question est introduite par la présence de vaches, ou plus précisément d’un troupeau – on verra qu’il ne peut s’agir que de vaches – dans le premier paragraphe de la deuxième partie des Considérations inactuelles. Les fragments posthumes apprennent que Nietzsche a écrit ce passage en lisant un poème de Leopardi, Chant nocturne d’un berger errant d’Asie[12],

Ô mon troupeau qui te repose, ô bienheureux,
Inconscient de tes maux,
Que je te porte envie !
Non d’aller presque franc de souffrance,
D’oublier prestement l’angoisse et les blessures,
Mais bien de ne jamais connaître le dégoût […]
Ton bonheur, sa mesure,
Je ne saurais les dire : tu me parais heureux […]
Si tu savais parler, je te demanderais :
Dis-moi pourquoi, lorsqu’il se couche,
Oisif, bien à son aise,
Toujours l’animal se contente…

Nietzsche[13] invite le lecteur à observer (ou à évoquer) un troupeau, en présence des vaches il développe sa dissertation, observe le troupeau qui paît sous tes yeux. Ce n’est plus un berger qui, la nuit, parle en veillant sur son troupeau. Le troupeau ne se repose pas, il paît, en plein jour. De quel point de vue, le troupeau est-il regardé ? D’un regard supérieur et en même temps envieux de ce qui apparaît comme le bonheur parfait : vivre sans « mélancolie ni dégoût » bref sans ennui, ce bonheur animal dont les cyniques disaient qu’il est le seul accessible à l’homme. Le troupeau ne donne aucune autre impression que celle de vivre une vie qui n’est que vécue, qui n’est que vivante, une vie présente à elle-même. Pourquoi l’homme, supérieur dans l’ordre des perfections (dirait Malebranche) ne se sent-il pas capable de ce bonheur parfait ? Veux-tu être ainsi heureux ? Deviens animal, du moins désire ce bonheur comme un animal ! Qu’est-ce donc désirer le bonheur comme un animal ? On sait en tout cas ce que ça n’est pas : chercher des leçons de bonheur ou vouloir en donner, désirer apprendre à être heureux par le langage. C’est la grande différence avec le poème de Leopardi dont Nietzsche s’inspire : le berger de Leopardi poserait bien des questions à son troupeau mais on ne parle pas à ceux qu’on sait ne pas pouvoir parler, tandis que l’homme de Nietzsche (malade de l’historicisme et empreint d’esprit de vengeance) pose au troupeau la question[14], car il ne peut imaginer que ce bonheur puisse être un trait animal des vaches. Ce bonheur parfait rend inconcevable l’animalité et en retour inconcevable l’humanité car à quoi tient-il ce bonheur ? À l’oubli, à l’oubli des paroles. Ce bonheur tient au fait que les vaches savent oublier. Comment un être aussi parfaitement heureux peut-il ne pas parler ? Et pourquoi ne parle-t-il pas ? Parce qu’il n’a pas la mémoire des paroles.

Ainsi cette étrange méditation chemine du spectacle d’un troupeau au bonheur et du bonheur à sa condition, l’oubli. L’étonnement qui est le sentiment du problème philosophique porte à présent sur l’impossibilité d’apprendre à oublier. Il est surtout étonnant que l’oubli, obstacle à tout apprentissage, puisse être, doive être appris. Le gouffre, l’abîme qui sépare le troupeau de l’homme qui l’observe est là, entre une manière de vivre non historique et une manière de vivre historique. Rien n’empêche de vivre d’une manière absolument non historique (le spectacle du troupeau le montre), tandis que vivre humainement de manière absolument historique est absolument impossible.

Qu’est-ce qui caractérise une vie non historique comme celle des vaches ?

D’abord un oubli continu, immédiat, dont on pourrait dire qu’il est l’inverse de la mémoire bergsonienne. Si pour Bergson le présent se conserve automatiquement et immédiatement, le souvenir étant contemporain de la sensation, n’attendant pas un moment pour se former, pour les vaches, le présent s’oublie automatiquement et immédiatement.

Ensuite un devenir indéfini, les vaches ne vivent pas dans l’instant car l’instant est aussitôt apparu qu’évanoui, son apparition est immédiatement doublée de disparition. Le troupeau voit littéralement mourir un instant.

Justement parce que l’immédiateté (qui n’est pas l’instantanéité) de l’oubli double celle de l’apparition-disparition de l’instant, les vaches sont entièrement présentes dans le présent, pas d’autres dimensions, pas de projection ni de nostalgie. Elles ne sont  rien d’autre que le présent.

Et enfin comme elles sont entièrement présentes dans le présent, elles sont sans intériorité, absolument sincères, ne disposant pas d’un par devers soi. L’animal est le temps qu’il est. Être pour l’animal c’est être le temps. Il coïncide avec lui-même. Tandis que pour l’être humain, l’intérieur ne coïncide pas avec l’extérieur et le présent est un imparfait, un avoir été, un « il y avait ».

Donc, observant ce troupeau de vaches, l’observateur, qui ne peut être, au début de cette considération inactuelle, que malade de l’histoire, malade de l’esprit de vengeance, éprouve un problème, s’étonne : comment un être inférieur à moi peut-il atteindre un bonheur supérieur à celui auquel je peux prétendre ? Parce qu’il oublie. Autre étonnement, en quoi suis-je incapable d’apprendre l’oubli ? La question étonne : l’oubli n’est pas ce qui empêche d’apprendre mais ce qu’il faudrait apprendre. Face à ce troupeau de ruminants domestiques l’homme expérimente le gouffre qui le sépare de l’animal, que le langage ne peut franchir, non pas à cause du silence des bêtes, qui n’est qu’une conséquence, mais à cause de l’incapacité humaine d’oublier, à cause du mode de vie historique. Est-ce donc cela l’abîme au dessus duquel l’étonnement tend la corde entre la bête et le surhomme ?

Les vaches et la rumination

L’oubli, voilà l’étonnant chez les vaches. Et bien plus étonnant : cet oubli est une force, l’oubli est premier par rapport à la mémoire et ce n’est que lorsqu’il est psychologisé qu’il paraît être un défaut de mémoire[15]. Force plastique, l’oubli permet à la réceptivité, à la possibilité d’excitation, d’être toujours souple, malléable, disposée à la nouveauté. Grâce à la force d’oubli, nos expériences, ce qu’on vit, ce qu’on absorbe (pendant que nous les digérons) restent aussi inconscients que le processus de nutrition physique. L’oubli permet de laisser les organes d’assimilation travailler sans que la conscience intervienne, l’oubli laisse la conscience non consciente de ce qui est en train d’être digéré. Si l’on passe du domaine de la vie à celui de la connaissance, apprendre n’est pas retenir, ni se souvenir, apprendre c’est assimiler. Et il est nécessaire que le travail d’assimilation soit accompagné d’oubli sur le plan de la faculté réceptrice. Tout ce que nous absorbons

ne devient pas plus conscient pendant que nous le digérons (ce qu’on pourrait appeler assimilation psychique) que le processus multiple de la nutrition physique qui est une assimilation par le corps[16].

D’un autre point de vue, oublier est une faculté, écrit Nietzsche, « faculté de sentir les choses, aussi longtemps que dure le bonheur, en dehors de toute perspective historique[17] ».

Ne plus savoir oublier, avoir cette force détériorée, est comparable – Nietzsche ajoute, bien plus comparable[18] (pourquoi sommes-nous obligés de comparer ce qui est la même chose ?) – à la dyspepsie, à un trouble de la digestion. Ce trouble digestif, comme le ressentiment, n’en finit jamais avec rien. L’excès de mémoire est du même ordre qu’une rumination qui n’en finit jamais.

Les vaches ne sont pas les seuls animaux ruminants, mais Nietzsche les préfère aux autres, car elles ne sont pas grégaires et ce sont des êtres sans berger (pour désigner celui qui s’occupe des vaches, on dit bouvier, cow-boy, comme s’il y avait quelque chose de bovin ou d’interne au troupeau chez celui qui s’en occupe).

La rumination ne se caractérise pas seulement par la lenteur, même si elle prend un certain temps, sa lenteur est relative à d’autres durées, celle de la nutrition, du repos. Nietzsche était, pour lui-même, très sensible aux relations de durées : durée de silence et durée de conversation, durée de digestion et durée de nutrition… La rumination répète intérieurement le broutage effectué à la surface du mufle. Quand on rumine, manger est mastiquer deux fois. Et rien ne peut être assimilé (en d’autres termes reconnu) qui n’ait été, à l’intérieur de l’organisme, rendu, réextériorisé, remâché. D’ailleurs la seule forme de rumination que l’on connaisse chez les humains consiste à ravaler son vomi.

Pourquoi remâcher ce qui l’a été une première fois ? Il s’agit de réduire herbes et fourrages de sorte qu’ils puissent être ingérés au-delà du rumen. Le rumen est une sorte de barrière qui renvoie la nourriture pour qu’elle acquière une certaine forme mais aussi une certaine qualité. La nourriture des vaches est extrêmement pauvre, elle ne nourrit pas d’elle-même, la rumination est un processus d’enrichissement interne, d’assimilation enrichissante.

Il y a deux sortes de rumination. La mauvaise rumination est liée au défaut d’oubli, à l’excès de sens historique et au ressentiment, rumination humaine qui ne cesse de renvoyer sans jamais assimiler. La bonne rumination, l’art de ruminer, est un modèle pour l’exercice de la pensée, pour la relation d’une pensée avec d’autres, la lecture, et pour l’art d’écrire, acquérir un style qui donne à ruminer. Bien sûr on peut prendre cela pour de mauvaises images et de banales comparaisons qui suivent la pente du langage figuré : on dévore un livre, on digère une nouvelle, on assimile quand on apprend et on en chie quand on ne comprend pas. L’effort ou la volonté moniste de la philosophie de Nietzsche fonde l’idée que

le principe de la connaissance philosophique ne se trouve pas dans la réflexion sur un pur objet ou dans la recherche portant sur une chose mais dans l’identification de la pensée avec la vie[19].

Qu’est-ce vivre sinon digérer ? Le grand film nietzschéen de Marco Ferreri, La Grande bouffe[20], montre qu’on ne meurt de rien d’autre que d’indigestion. Qu’est-ce penser alors sinon digérer ? Pourquoi, afin d’apprendre ce qu’est penser, lire, écrire, Nietzsche se tourne-t-il vers le système polygastrique des ruminants et non vers le système monogastrique humain ?

Cette question hante un chapitre de la quatrième partie d’Ainsi parlait Zarathoustra, le mendiant volontaire, qui présente des points communs avec les premiers paragraphes de la deuxième partie des Considérations inactuelles : un troupeau de vaches, quelqu’un qui leur parle, une question sur le bonheur et une réponse attendue. Mais les différences sont bien plus remarquables. Les vaches ne sont pas découvertes par un regard, leur présence emplit l’air, leur souffle chaud affecte l’atmosphère, c’est ainsi que Zarathoustra les pressent. Il sent du chaud et du vivant, une émanation, un don. D’où vient ce souffle chaud qui touche l’âme ? Zarathoustra découvre des vaches au-dessus de lui dans la montagne (et non sous ses yeux), un troupeau agglutiné autour d’un homme qu’il ne voit pas et qui semble parler aux vaches qui semblent l’écouter. Zarathoustra ne croit pas qu’un homme puisse parler aux vaches ni que les vaches puissent l’écouter, il croit plutôt que l’homme est blessé et que les vaches l’entourent. Zarathoustra fend le troupeau et voit un homme parlant aux vaches, c’est une sorte de François d’Assise, un mendiant qui s’est volontairement débarrassé de sa richesse, mais qui n’a pu vivre parmi les pauvres. Il est allé des riches aux pauvres, des pauvres aux bêtes et enfin des bêtes aux vaches. Cet homme cherche le bonheur sur terre, la béatitude. Son discours est une parodie du sermon sur la montagne. Les vaches sont le royaume des cieux, la preuve qu’il n’y a de bonheur que sur terre, qu’il n’y a donc pas de salut. Il était – est-il sérieux ? – prêt d’apprendre des vaches le secret de la béatitude quand Zarathoustra est arrivé, en trouble fête, « car, le sais-tu bien, depuis une demi-matinée déjà je leur parlais et justement elles étaient sur le point de me renseigner[21] », mais on sent qu’à la différence de l’observateur des Considérations inactuelles, le mendiant sait qu’il y a quelque chose bien plus important à apprendre des vaches, dont dépend le bonheur, c’est l’art de ruminer. Toutefois, le mendiant volontaire est face à deux voies, celle des vaches et celle de Zarathoustra, le vainqueur de la grande nausée. Son erreur finale est de penser qu’en terme d’art de ruminer Zarathoustra est supérieur aux vaches.

Le thème de la richesse et de la pauvreté et donc celui du don traverse tout ce chapitre et on se demande quel est le rapport entre l’art de ruminer et l’art de donner, les deux arts que le mendiant a appris.

L’errance du mendiant volontaire montre qu’il n’a appris l’art de donner ni de ceux qui ont quelque chose ni de ceux qui n’ont rien (au sens de ceux qui n’ont pas ce que d’autres ont) mais, peut-être, de celles, les vaches, qui ne sont dans aucune relation d’avoir, de propriété avec quoi que ce soit.  Le mendiant volontaire a-t-il appris le plus rusé des arts magistraux de la bonté de celles qui s’inventèrent la rumination ? Quel lien y a-t-il alors entre l’art de donner et l’art de ruminer ?

Voici un poème tiré du recueil Dithyrambes de Dionysos, Zarathoustra dit ce poème, De la pauvreté du plus riche, titre que nous comprenons en rapport avec la rumination dont le principe est d’enrichir la pauvreté des herbes et du fourrage. Ce poème a eu un autre titre, Zarathoustra trait les vaches.

Dix ans déjà
Pas une goutte qui m’ait atteint,
Pas un souffle humide, pas une rosée d’amour
– terre altérée de pluie…
J’implore aujourd’hui ma sagesse
de ne pas se faire avare de cette aridité :
déborde toi-même, distille toi-même ta rosée,
fais-toi toi-même pluie pour ce désert roussi !

Jadis, j’ordonnai aux nuages
de s’écarter de mes montagnes,
– jadis, je leur criai : « Plus de lumière, êtres obscurs ! »
Aujourd’hui, je les conjure de venir :
faites sur moi de l’ombre avec vos pis !
Je veux vous traire,
ô vaches des hauteurs !
Sur mes terres je répandrai
Sagesse chaude comme lait, douce rosée d’amour[22].

Sans doute le mythe égyptien de la vache du ciel est-il une source d’inspiration pour Nietzsche. Mais ces vaches des hauteurs sont multiples, elles ne sont pas le ciel, elles sont de lourds nuages qui passent dans le ciel bleu. Zarathoustra éprouve le problème : comment rechercher le désert, la sécheresse, sans devenir aussi sec que l’air, sans avoir une pensée aussi peu généreuse que le climat qui l’inspire, sans être une sorte de hérisson qui n’offre que ses piques. La rumination enseigne à la philosophie l’assimilation enrichissante par la recherche d’une atmosphère désertique, par un appauvrissement des savoirs et des influences, par une épreuve de la bêtise et, ce qui n’est pas la même chose, par le risque de l’idiotie. La rumination enseigne surtout à anéantir les limites entre l’extériorité et l’intériorité du point de vue de l’excitation ou de ce qui donne à penser. Il a fallu pour cela, par exemple, conjurer la trop grande richesse d’un savoir historique, guérir de la nausée historiciste, des indigestions du sens historique, la vie non historique des vaches offrait un remède. Toutefois comment faire en sorte que la production du désert n’affecte pas l’esprit de son aridité. Qu’a-t-on gagné avec un esprit grippe-pensées, avare, si peu éducateur ? Il reste à découvrir un exercice de la pensée qui affecte le milieu dans lequel elle a lieu, voilà ce que veut ici Zarathoustra. Traire les vaches du ciel est une façon de nommer le plus rusé des arts magistraux de la bonté : l’art de donner. Que donner ? La connaissance et la vie, la pensée identifiée à la vie. Donner la vie comme un sacrifice pour sauver on ne sait qui, on ne sait quoi ? Non. Donner la vie au possible.

BIBLIOGRAPHIE
JASPERS, K. : Nietzsche, une introduction à sa philosophie. Paris : Gallimard « Tel », 1978.
LEOPARDI, G. : Canti. Paris : Poésies Gallimard, 1982.
NIETZSCHE, F. : Schopenhauer éducateur. In Considérations inactuelles III. Paris : Gallimard, 1988.
—    De l’utilité et des inconvénients de l’histoire pour la vie. In Considérations inactuelles II. Paris : Gallimard, 1990.
—    Ainsi Parlait Zarathoustra. In Œuvres philosophiques complètes. Paris : Gallimard « Idées », 1972.
—    Dithyrambes de Dionysos. In Œuvres philosophiques complètes. Paris : Gallimard, « Idées », 1975.
—    La Généalogie de la morale. Paris : Gallimard, 1971.


[1])  Cet article a été rédigé à l’Institut de Philosophie de l’Académie des Sciences Slovaque, dans le cadre du projet « Le présent de la philosophie » (Programme national de bourses de la République slovaque).
[2])  « Âme n’est qu’un mot pour quelque chose dans le corps. » Nietzsche, F. : Ainsi parlait Zarathoustra. In Œuvres philosophiques complètes. Paris : Gallimard « Idées », 1972, p. 45.
[3])  Nietzsche, F. : La Volonté de puissance, Tome I. Paris : Gallimard, 1948, § 69.
[4])  Nietzsche, F. : Schopenhauer éducateur. In Considérations inactuelles III. Paris : Gallimard, 1988, §5.
[5])  Ibid.
[6])  Voir le cours de Michel Foucault : Nietzsche, la généalogie, donné en 1969-1970 au centre universitaire expérimental de Vincennes, en particulier le cours du 11 février 1970, p. 45. Disponible sur :  https://cinq-heures-dusoir.com/2016/11/11/notes-de-cours-foucault-vincennes/.
[7])  « Tant que l’on désire la vie comme un bonheur, on n’a pas dépassé du regard l’horizon animal, si ce n’est que l’on aperçoit plus consciemment ce que l’animal recherche par une aveugle impulsion. Mais nous faisons de même pendant la majeure partie de notre vie. D’habitude nous ne nous dégageons pas de l’animalité, nous sommes aussi de ces animaux qui semblent souffrir sans raison. » Nietzsche, F. : Schopenhauer éducateur. Art. cit., §5.
[8])  « L’esprit de vengeance, ô mes amis, voilà ce qui jusqu’à présent fut pour les hommes la meilleure réflexion ; et là où était peine, là toujours devait être châtiment. » Nietzsche, F. : Ainsi parlait Zarathoustra. Op. cit., p. 179.
[9])   Nietzsche, F. : Ainsi parlait Zarathoustra. Op. cit. 1, Des affections de joie et de souffrance.
[10])   Version allemande, paraît-il, de Trifouillis-les-Oies.
[11])  Nietzsche, F. : Par delà bien et mal, §230.
[12])  Leopardi, g. : Canti. Paris : Poésie/Gallimard, 1982, p. 101.
[13])  NIETZSCHE, F. : De l’utilité et des inconvénients de l’histoire pour la vie, §1. In Considérations inactuelles II. Œuvres philosophiques complètes, II. Paris : Gallimard, 1990 (les trois premiers paragraphes).
[14])  « Pourquoi ne me parles-tu pas de ton bonheur, pourquoi restes-tu là à me regarder ? ». NIETZSCHE, F. : De l’utilité et des inconvénients de l’histoire pour la vie. Op. cit., §1, p. 95.
[15])  NIETZSCHE, F. : La Généalogie de la morale. Paris : Gallimard, 1971, 2e dissertation, §1.
[16])  Ibid.
[17])  NIETZSCHE, F. : De l’utilité et des inconvénients de l’histoire pour la vie. Op. cit., §1, p. 96.
[18])  NIETZSCHE, F. : La Généalogie de la morale. Op. cit., 2e dissertation, §1.
[19])  JASPERS, K. : Nietzsche, introduction à sa philosophie. Paris : Gallimard « Tel », 1978, p. 387.
[20])  FERRERI, M. : La grande bouffe (La grande abbuffata), 1973.
[21])  Nietzsche, F. : Ainsi parlait Zarathoustra. Op. cit. 4, Le Mendiant volontaire.
[22])  NIETZSCHE, F. : Dithyrambes de Dionysos. In Œuvres philosophiques complètes. Paris : Gallimard « Idées », 1975, pp. 72-79. Les deux premières strophes citées sont p. 73. Ce poème a inspiré Yannick Haenel qui, dans Les Renards pâles, écrit : « Abreuve-toi au désert. Il suscitera pour toi sa rosée. »

André Scala
IDBL École d’Art Intercommunale
24, avenue de Saint-Véran
04 000 Digne-les-Bains

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